Un nouveau désastre carcéral

L’extension du parc carcéral est présentée par le gouvernement français, depuis des décennies, comme l’une des principales réponses pour lutter contre la surpopulation carcérale et l’indignité des conditions de détention. Son ineffectivité a pourtant largement été documentée par les institutions européennes et les organisations et associations du monde prison-justice.

Il n’est pas un pays où la construction de prisons s’est avérée être la solution. En France, en dépit de l’augmentation continue du nombre de places de prison ces trente dernières années, l’inflation carcérale est telle que la surpopulation dans les prisons est encore d’une actualité criante.

Sans corrélation avec l’évolution de la délinquance, la hausse du nombre de personnes détenues semble s’expliquer par des orientations de politique pénale de plus en plus répressives. Qui refusent de tirer les leçons d’une réponse carcérale coûteuse et contre-productive, alors que d’autres solutions — dessinées notamment au niveau européen — existent.

Il apparaît important de tirer les leçons de l’inefficacité des mesures prises depuis trente ans pour enrayer la surpopulation carcérale et d’élaborer une stratégie globale pour y mettre un terme. Le CPT rappelle une fois de plus que l’accroissement des capacités d’accueil est loin de constituer une solution durable au problème de la surpopulation. »

Extrait du rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), publié en juin 2021 à l’issue de sa dernière visite en France.

Construire pour remplir

Au 1er décembre 2021, 69 992 personnes étaient détenues dans les prisons françaises. Plus du double qu’il y a quarante ans (31 551 au 1er janvier 1982). Si le nombre de personnes détenues n’est pas encore remonté à son triste record de mars 2020 (72 575) — avant sa baisse historique au début de la crise sanitaire —, il en prend nettement le chemin. Il a en effet flambé, de manière continue, dès juin 2020. En un an et demi, la population carcérale a augmenté de 20 %. Le nombre de matelas au sol a, sur la même période, presque quadruplé.

La surpopulation carcérale atteint aujourd’hui une moyenne de 115 % au niveau national, et 135 % dans les maisons d’arrêt (où se concentre la surpopulation). Près de 1 600 détenus dormant sur des matelas posés au sol. Et au total, 39 établissements ou quartiers affichent un taux d’occupation supérieur ou égal à 150 % (contre 30 en 2000).

Parallèlement, les pouvoirs publics n’ont cessé de construire toujours plus de prisons : entre 1990 et 2020, le nombre de places de prison est passé de 36 615 à 60 775. Ainsi, depuis plus de trente ans, nombre de places de prison et nombre de prisonniers évoluent parallèlement : +24 160 places nettes ; +24 572 personnes détenues.

Une inflation carcérale sans lien avec l’évolution de la délinquance

Déjà en 2012, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté d’alors, Jean-Marie Delarue, insistait sur ce point : « Il convient de se défaire résolument de l’idée commune selon laquelle les effectifs de personnes emprisonnées sont liés à l’état de délinquance du pays et que, plus la criminalité augmenterait, plus les prisons se rempliraient » (CGLPL, Avis du 22 mai 2012 relatif au nombre de personnes détenues, 13 juin 2012).

En effet, si les chiffres de la délinquance sont toujours difficiles à manipuler, les organismes qui étudient la question (Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, Centre d’Observation de la société, Observatoire scientifique du crime et de la justice) s’accordent autour du fait que, ce qui augmente, ce n’est pas l’insécurité mais le « sentiment d’insécurité », particulièrement perméable à la médiatisation de faits divers et aux discours politiques démagogiques. Surtout, aucune corrélation ne saurait être faite entre l’augmentation du nombre de personnes détenues et l’évolution de la délinquance.

Les facteurs de l’augmentation massive de la population carcérale sont ailleurs, en particulier dans les orientations de politique pénale de plus en plus répressives. Ces dernières décennies, on peut notamment retenir :

  • La pénalisation d’un nombre toujours plus important de comportements, avec la création de nouveaux délits : racolage passif, mendicité agressive, occupation d’un terrain en réunion, occupation d’un hall d’immeuble, vente à la sauvette, maintien irrégulier sur le territoire, correctionnalisation du défaut de permis de conduire ou d’assurance, ou plus récemment le fait de circuler sans autorisation en période de confinement ou de se soustraire à un test PCR pour une personne étrangère soumise à une mesure d’éloignement.
  • Le développement de procédures de jugement rapide particulièrement pourvoyeuses d’incarcération telles que la comparution immédiate. Elles aboutissent à un taux plus important de peines de prison ferme (environ 70 %, soit 8 fois plus que les procédures classiques), et à des peines plus longues.
  • Le recours accru à la détention provisoire et un allongement des délais avant jugement. Les prisons comptaient ainsi 21 075 prévenus au 1er janvier 2020, contre 16 549 en janvier 2015, soit une augmentation de 27 % en cinq ans.
  • L’augmentation du nombre de peines de prison ferme. Le garde des Sceaux se félicitait ainsi récemment que 113 000 années de prison aient été prononcées en 2016 contre 89 000 en 2005 (+27 %), et 132 000 peines d’emprisonnement ferme prononcées en 2019 contre 120 000 en 2015 (+10 %).
  • L’augmentation du nombre de courtes peines (peines de moins d’un an), qui concernent 15 809 condamnés détenus au 1er janvier 2020 contre 14 316 au 1er janvier 2015.
  • Le prononcé de peines de plus en plus lourdes par ailleurs : au 1er janvier 2021, 14 093 personnes étaient détenues au titre d’une peine de 5 ans ou plus, contre moins de 6 000 personnes en 1980.
  • L’augmentation globale de la durée moyenne de détention effectuée, qui a presque doublé en quarante ans, passant de 5,8 mois en 1982 à 8,6 mois en 2003, et à 10,7 mois en 2019.

La prison : une réponse coûteuse et contre-productive

Construction, entretien et coût journalier : le coût de la prison est astronomique. Pour la seule année 2022, près d’un milliard d’euros d’investissement immobilier est prévu. Une somme qui vient s’ajouter à la dette immobilière qui, échelonnée sur près de trente ans, s’élève à ce jour à près de 5 milliards d’euros.

Cette course à la construction asphyxie les fonds disponibles pour la rénovation des bâtiments vétustes — plus d’un tiers du parc carcéral —, pour la (ré-)insertion ou encore pour les alternatives à l’incarcération et les aménagements de peine, dont les budgets stagnent à un niveau dérisoire.

De plus, le coût moyen d’une journée de détention est estimé à environ 100 €, soit trois fois celui d’un placement à l’extérieur — environ 30 € (avis sur le budget 2015 de l’administration pénitentiaire, Sénat, novembre 2014). Des données de 2012 mettent en perspective le très fort écart annuel entre le coût moyen de l’enfermement d’une personne et de sa prise en charge en milieu ouvert : 32 000 € contre 1 014 € (conférence de consensus sur la récidive, « Combien coûte la prison ? », 2012).

Un coût qui paraît d’autant plus abyssal que le caractère criminogène et désocialisant de la prison est unanimement reconnu. Si la manipulation des chiffres de la récidive est à prendre avec une grande précaution, toutes les études concluent que les peines alternatives sont plus efficaces à cet égard.

Prison et lutte contre la récidive : un constat d’échec partagé par tous les gardes des Sceaux

Christiane Taubira soulignait en 2012 : « Aujourd’hui, notre taux de remplissage des prisons n’est plus seulement inacceptable, il est dangereux. […] Il y a des années qu’on sait que la prison, sur les courtes peines, génère de la récidive, c’est presque mécanique. Je le dis, il faut arrêter ! Ça désocialise, ça coûte cher et ça fait de nouvelles victimes » (« Taubira : ‘‘Les courtes peines, il faut arrêter !’’ », Libération, 7 août 2012).
La même année, Jean-Jacques Urvoas observait que « la première étape pour éviter la récidive est d’éviter l’emprisonnement qui aggrave la situation sociale, psychique, familiale des personnes, perpétue des phénomènes de violence et enferme les personnes dans un statut de délinquant. […] Les politiques qui misent sur l’incarcération ne sont pas efficaces, mais vous refusez de l’admettre » (propos tenus par Jean-Jacques Urvoas lors de débats sur l’exécution des peines, Assemblée nationale, 19 et 20 février 2012).
En 2019, Nicole Belloubet, qui lui a succédé, déclarait : « Afin de favoriser la réinsertion et d’éviter la récidive des personnes placées sous main de justice, il est nécessaire de penser, plus encore que cela n’a été fait jusqu’alors, la peine hors de la prison » (déclaration de Nicole Belloubet, garde des sceaux, sur l’équilibre des peines et la réforme de la justice, 13 mai 2019).
Quant à Éric Dupond-Moretti, il était signataire en 2017 d’une tribune parue dans Le Monde, dont les auteurs affirmaient : « On sait, données statistiques et études à l’appui, que la prison renforce les facteurs de délinquance et accroît la récidive » (« Prétendre qu’il faudrait plus d’incarcération relève d’une imposture », Le Monde, 3 avril 2017).

La France, mauvais élève européen

La France était, au 31 janvier 2020, le cinquième pays du Conseil de l’Europe présentant la plus forte densité carcérale (derrière la Turquie, l’Italie, la Belgique et Chypre). Avec un taux d’occupation moyen de ses prisons de 115 %, elle se situait 28 points au-dessus de la moyenne européenne (87 %).

La France est également à contre-courant de la forte baisse du nombre moyen de personnes détenues pour 100 000 habitants dans les pays du Conseil de l’Europe (plus de 20 points entre 2010 et 2020). Avec un taux de détention de 105,3, la France reste au-dessus de la médiane européenne (103,2) alors que ses plus proches voisins sont très largement en dessous (93,6 en Belgique, 76,2 en Allemagne, 58,5 aux Pays-Bas, notamment).

Pour une politique de déflation carcérale

Jusqu’à présent, aucune réforme n’a permis de résorber le problème structurel de surpopulation carcérale, pour lequel la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France en janvier 2020 et lui a enjoint d’adopter des « mesures générales » visant sa « résorption définitive » (CEDH, arrêt J.M.B. et autres c. France, 30 janvier 2020).

Mais les réformes adoptées récemment — que ce soit la loi de programmation pour la justice ou la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire — ne permettent d’espérer une amélioration. Une véritable politique réductionniste s’impose, qui prenne en compte les différents facteurs de l’inflation pénale et replace la privation de liberté en tant que « peine de dernier recours ».

Une telle politique implique :

  • La dépénalisation de certains types de délits, en confiant leur prise en charge à des autorités administratives (comme la conduite sans permis) ou sanitaires (comme la consommation de stupéfiants).
  • La limitation des possibilités de recours à la détention provisoire dès le placement initial, et la réduction de sa durée.
  • Une stricte limitation du champ d’application des procédures de jugement rapide.
  • Une révision de l’échelle des peines qui allie réduction du recours aux longues peines et remplacement des courtes peines de prison par des mesures non carcérales, en particulier par des mesures de probation en milieu ouvert.
  • Le développement des mesures permettant de réduire la durée effective de la peine de prison.

Ce texte est tiré du dossier de presse « Non à la construction de toujours plus de prisons ! », élaboré par l’Observatoire international des prisons. Vous pouvez en télécharger le PDF. « Plus on construit, plus on enferme », un texte également élaboré par l’OIP, et qui actualise le premier, est téléchargeable ici.